Prélude à une esthétique non vectorielle

par Juin 10, 2025Ecologie, Inteligence Artificiel, Newsletters, Statement

Prélude à une esthétique non vectorielle

par | Juin 10, 2025 | Ecologie, Inteligence Artificiel, Newsletters, Statement

Le Grand B-Noïd n’est pas un simple outil.

C’est un méta-artiste, une méta-œuvre avec qui vous co-créez une œuvre.

À partir d’un mot, d’une intuition, il imagine avec vous une création inscrite dans l’histoire de l’art, traversée par les questions politiques, sociales et esthétiques de notre temps.

Mais l’expérience ne s’arrête pas là.

Le Grand B-Noïd poursuit la réflexion, la détourne, la retourne… jusqu’à en extraire des récits inattendus, des perspectives critiques, voire des lettres à envoyer, des mondes à déclencher.

 

« Tout art est à la fois autonome et socialement conditionné¹. »

Theodor W. Adorno

Le Grand B-Noïd, sorti dans sa première version en 2022, a été impulsé par une question percutante:

« Comment me remplacer ? »

Jusqu’où puis-je intégrer les paramètres de mon existence, de mes connaissances, de mes textes, de mes choix, de ma culture, pour faire en sorte que l’IA pense et agisse comme moi ?  Puis-je disparaître complètement ?

« À quoi bon ? », me répondit-on : les outils sont là pour remplacer le travail, pas la création, sinon, à quoi bon le travail ? à quoi bon l’art sans humain ?

Autour de cette expérimentation, les discussions artistiques gravitent d’abord autour de l’auteur, de la signature, de la valeur ou de la propriété ; on redoute la dilution des styles, la capture des corpus, l’inflation d’images sans rareté. Mais ces frictions, si vives soient-elles, ne touchent pas le nerf du problème :

L’IA participe-t-elle à notre émancipation ou à notre assujettissement ?

Certes, nous, artistes-créateurs, adoptons une position singulière vis-à-vis du travail : le sens même de notre création est d’abord une tentative d’émancipation. D’où l’importance de la réponse à la question qui précède.

Cette tentative, à la fois revendiquée et refoulée, naît d’un sentiment souvent décroissant et anti-productiviste, induit par la nature même de l’objet que l’on souhaite créer, mais que la dynamique pandémique du capital transforme en une course infinie à la production d’œuvres d’art.

L’artiste est, avant la douance propre à son individualité, avant d’être une « machine sensible » qui produit une « forme sensible », un individu social, culturel, fiscal, défini par un ensemble de règles qui conditionnent sa propre production.

Et ce cadre vient normer, border la création artistique de chaque expression sensible, fût-elle immatérielle, ineffable, sans bord, même révolutionnaire ; le contexte sociologique, culturel et politique est à l’œuvre, ce qu’est l’eau, la lumière et la terre pour la plante.

Cette structure de forces — économiques, politiques, symboliques — ne se contente plus d’encadrer la production ; elle se constitue en véritable système d’orientation. Elle prescrit l’angle sous lequel une œuvre est perçue, commentée, historisée : c’est le prisme par lequel l’art s’insinue dans la culture commune, même avant que l’artiste n’en ait conscience. Elle distribue les rôles (artiste, commissaire, critique, marché, public) et règle les gradations de valeur. Ainsi, avant que le fragment ne soit visible comme forme, il est déjà balisé par des régimes d’attention, des protocoles de légitimation, des logiques de flux : le regard arrive guidé, l’écoute est déjà médiatisée, la réception elle-même fait partie de l’œuvre.

Ce qui fut jadis une succession d’« isms » — impressionnisme, cubisme, futurisme, surréalisme, minimalisme, conceptualisme, etc. — avançait dans un subtil jeu de continuités et ruptures, d’héritages et mutations, de parentés et divergences. Ce tissage d’échos et de frictions dessinait le sentier sinueux des batailles d’esthétique, révélant rétroactivement ce que nous appelons l’histoire de l’art.

Il semble que, depuis quelques décennies, l’orée de ce sentier se soit élargie en une vaste plaine : une biodiversité de pratiques quasi absolue où la continuité auto-réflexive (l’art se réfléchissant lui-même) devient plus obscure ; et où les formes réapparaissent surtout en creux, non dans les gestes eux-mêmes, mais dans l’objet social qu’elles projettent.

Cette brèche ne fut possible que par le retournement duchampien : « le regardeur fait le tableau² » agit comme un attracteur qui sort l’œuvre de sa dimension ontique, qui la détourne de sa simple présence matérielle.

 

Or le regardeur n’est jamais un individu isolé ; son regard s’entrelace aux cadres critiques, techniques et sociaux qui le précèdent et l’accompagnent. Autrement dit, c’est la composition collective de ces regards — un esprit partagé où se mêlent perception sensorielle, référents culturels, affects sociaux, cadres discursifs et infrastructures techniques — qui achève véritablement l’œuvre.

Les formes d’art, ou les mouvements que nous pourrions encore identifier aujourd’hui, apparaissent comme les conditions sociales d’apparition de la culture — zones de friction et de contrainte que lui imposent nos sociétés.

De là, les mouvements artistiques ne traduisent plus seulement des styles ou des esthétiques, mais incarnent nos problématiques collectives : écologie, démocratie, questions de genre, féminisme, intersectionnalité tracent les évolutions des formes d’expression culturelle.

Puisque nous avons un cadre, un système de production collectif de la culture, nous pouvons aussi tenter d’en prédire certaines lignes de force : c’est ici que le Grand B-Noïd entre en jeu.

Le Grand B-Noïd prend un mot, une phrase, comme vecteur axiomatique d’un individu, et les projette dans l’analyse des formes de production culturelle ; contraintes théoriques, historiques, sociales, politiques agissent alors pour en faire l’expression vectorielle d’une culture contemporaine. L’œuvre d’art co-produite par vous-même et B-Noïd s’inscrit ainsi dans une dimension historique, critique, sociétale.

Le Grand B-Noïd fait-il de l’art ? Le Grand B-Noïd est-il de l’art ?


Quel est donc le statut du Grand B-Noïd ? Le Grand B-Noïd fait-il de l’art ? Le Grand B-Noïd est-il de l’art ?

Il partage, de manière troublante, une grande part de sa nature avec ce texte lui-même : relève-t-il du travail, de la création artistique émancipatrice, d’un article de recherche sociologique — ou simplement d’un email marketing destiné à instituer statutairement la position intellectuelle de son auteur et à soigner son image auprès du corps social et culturel ?

Nous touchons ici à ce que Foucault désigne comme biopouvoir³: dans ce régime, se profile la dégradation progressive de l’artiste comme figure souveraine de l’art. L’artiste devient un outil — ou mieux : un vecteur — façonné par les déterminismes sociaux pour donner forme à l’intime. À notre époque, Instagram en offre l’indice le plus probant : il conjugue, dans un même flux, le paroxysme de l’ego expressif et son absorption algorithmique. Nous découvrons que nous sommes tous artistes : nos énoncés intimes, sensibles, jadis privés, s’exprime désormais comme matériau public..

 

Tandis que l’artiste demeure englué dans la mise en avant d’une identité singulière, l’art s’est déplacé — non par la mutation de ses supports matériels ou conceptuels, mais par la reconfiguration de l’épistémè qui en conditionne la lecture. À l’instar du basculement de l’inframince⁴: rien n’a bougé et pourtant tout a changé.

 

Foucault montre, dans Les Mots et les Choses⁵, que la figure de « l’Homme » constitue une parenthèse historique apparue au XVIIIᵉ siècle ; elle s’effrite lorsque des savoirs nouveaux — éthologie, sociologie, biologie — reconfigurent la place anthropocentrique moderne. Ce n’est pas une simple disparition d’image : c’est un décentrement radical où l’humain cesse d’être l’origine des discours pour en devenir l’effet. C’est sans doute sous cette impulsion que notre épistémè se transforme aujourd’hui.

 

 

Qu’est-ce que dit le Grand B-Noïd ?

Le Grand B-Noïd n’est pour l’instant qu’une satire, copie parfois bluffante, parfois grossière, des pratiques contemporaines et des mécanismes culturels de production artistique. Il n’a pas vocation à remplacer l’artiste, l’art, le critique, l’historien, l’intuition, ni même la culture tout entière qu’il prétend incarner.

Pourtant, il instaure une séparation semblable à celle de l’inframince duchampien. En décrochant l’art de son système traditionnel de production individuelle, il agit comme si chaque œuvre contenait en elle le reflet de toutes les autres : pièce d’un puzzle dont le contour singulier enferme le reste du pattern culturel. Il révèle la sérendipité, la construction collective déjà à l’œuvre dans nos pratiques. L’œuvre ne perd pas son autonomie ; elle ouvre la voie à un avenir commun.

« L’œuvre est l’unique manière pour l’homme de s’installer dans un monde commun. »

Hannah Arendt

 

 

Il ne s’agit donc pas de nier l’individu, mais de réaliser une synœsésie en acte, une sérendipité quasi normative proclamant que l’œuvre est collective. L’artiste ne crée plus ex nihilo, mais in complexis : il devient porteur sensible d’une forme à venir, zone de condensation de flux culturels, historiques et affectifs.

Laisser le Grand B-Noïd générer sans cesse œuvres et projets sature l’espace mental des pratiques contemporaines ; le vide qu’il révèle invite à repenser notre pratique et notre rapport commun à la création. Le Grand B-Noïd n’est pas important pour ce qu’il produit, mais pour le champ non vectoriel où la machine s’arrête et où l’art recommence.

Montrant les enluminures du cadre et ses contingences, il nous offre la possibilité de projeter l’art dans de nouvelles dimensions — oserons-nous dire : des dimensions non vectorielles, non vectorialisables ?

Il nous faudra de nouveaux outils pour penser – voir – sculpter cette forme : parfois archéologiques, parfois vitales, parfois cybernétiques. Ce champ en creux n’est pas un vide désolé mais un espace d’émergence. L’artiste y redevient capteur sensible : il nomme les seuils, identifie les silences, révèle les structures invisibles d’un monde saturé d’algorithmes. Plus qu’une forme, il propose une orientation du regard.

Ainsi réside sa puissance : organiser le champ du possible, signaler ce qui échappe à la vectorialisation. Là où l’IA calcule, il infère l’infracalcule ; là où les modèles tracent des trajectoires, il ouvre des détours. Non producteur de formes closes, mais arpenteur des indéterminés, il maintient vivante la part de l’inqualifiable.

Telle est la nouvelle autonomie : amplifier ces zones indéterminées qu’aucune machine ne peut préempter — faire de l’art une praxis du creux, ouverte sur un avenir commun.

Ce texte demeure volontairement fragmentaire ; il trace un territoire encore mouvant plutôt qu’il n’énonce un manifeste clos. Pour prolonger la réflexion :

« Anthropocène, Notre Liberté » – essai-protocole sur la place du commun dans la création numérique (lire en ligne).

« Tout autour l’eau » (lire en ligne) – manifeste rédigé pour l’exposition éponyme à la Galerie Eva Vautier (2022).

 

Bibliographie 

  • Adorno, Theodor W. Théorie esthétique. Paris : Klincksieck, 1974 (éd. orig. 1970).
  • Arendt, Hannah. Condition de l’homme moderne (Vita activa). Paris : Calmann-Lévy, 1961 ; rééd. Pocket, 1983.
  • Bishop, Claire. Artificial Hells : Participatory Art and the Politics of Spectatorship. London : Verso, 2012.
  • Duchamp, Marcel.
  • ○ Lettre à Jehan Mayoux, 23 janv. 1956 (ms. private).
  • ○ Conférence « L’Acte créatif », Galerie Cordier, Paris, 1961.
  • À l’infinitif / The White Box. New York : Cordier & Ekstrom, 1967 – notes sur l’inframince (ca 1934-1945).
  • Foucault, Michel.
  • Les Mots et les Choses. Paris : Gallimard, 1966.
  • La Volonté de savoir (Histoire de la sexualité I). Paris : Gallimard, 1976.
  • Latour, Bruno. Nous n’avons jamais été modernes : Essai d’anthropologie symétrique. Paris : La Découverte, 1991.

Ce texte demeure volontairement fragmentaire ; il trace un territoire encore mouvant plutôt qu’il n’énonce un manifeste clos. Pour prolonger la réflexion :

« Anthropocène, Notre Liberté » – essai-protocole sur la place du commun dans la création numérique (lire en ligne).

« Tout autour l’eau » (lire en ligne) – manifeste rédigé pour l’exposition éponyme à la Galerie Eva Vautier (2022).

 

Notes de bas de page

  • 1. Theodor W. Adorno, Théorie esthétique, Klincksieck, 1974 (éd. orig. 1970), p. 23.
     Adorno ouvre son ouvrage sur la « dialectique de l’autonomie » : l’œuvre d’art aspire à se soustraire aux normes sociales, mais elle est toujours façonnée – matériellement, symboliquement – par les conditions historiques et économiques de sa production et de sa réception.
  • 2. Marcel Duchamp, propos réunis (lettre à Jehan Mayoux, 1956 ; conférence Galerie Cordier, 1961).
     Sa formule « C’est le regardeur qui fait le tableau » inverse la hiérarchie objet/spectateur : l’œuvre ne devient art qu’au moment où un regard socialement situé l’investit, anticipant la dématérialisation des pratiques conceptuelles.
  • 3. Michel Foucault, La Volonté de savoir (Histoire de la sexualité I), Gallimard, 1976, chap. V.
  • Foucault décrit le biopouvoir comme l’ensemble de technologies politiques qui « font vivre » : elles régulent la natalité, la santé, les comportements, en transformant les individus en porteurs de forces productives et de valeurs normatives.
  • 4. Marcel Duchamp, “Inframince” (note manuscrite, ca 1934–1945), in À l’infinitif / The White Box, Cordier & Ekstrom, 1967.
     Duchamp définit l’inframince (infrathin) comme l’écart « plus fin que fin » entre deux états contigus — par exemple, la chaleur d’un siège juste quitté ou l’odeur de fumée qui s’échappe de la bouche lorsque la fumée est encore visible. Concept de seuil imperceptible, il sert ici à figurer un basculement épistémique : l’art paraît stationnaire, mais tout le champ perceptif et conceptuel a subtilement muté.
  • 5. Michel Foucault, Les Mots et les Choses, Gallimard, 1966, conclusion du chapitre IX.
     Foucault annonce que la figure « Homme » est une invention récente de l’épistémè occidentale ; son effacement pressenti ouvre un champ où les catégories sujet/objet, savoir/pouvoir, se reconfigurent – un horizon décisif pour interroger l’IA et la création.
  • 6. Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne (Vita activa), Calmann-Lévy, 1961 ; Pocket, 1983, partie II, § 20. Arendt distingue travail, œuvre et action ; seule l’œuvre édifie un monde d’objets durables. En ce sens, « l’œuvre est l’unique manière pour l’homme de s’installer dans un monde commun », garantissant la pluralité humaine dans le temps.

 

Bibliographie 

  • Adorno, Theodor W. Théorie esthétique. Paris : Klincksieck, 1974 (éd. orig. 1970).
  • Arendt, Hannah. Condition de l’homme moderne (Vita activa). Paris : Calmann-Lévy, 1961 ; rééd. Pocket, 1983.
  • Bishop, Claire. Artificial Hells : Participatory Art and the Politics of Spectatorship. London : Verso, 2012.
  • Duchamp, Marcel.
  • ○ Lettre à Jehan Mayoux, 23 janv. 1956 (ms. private).
  • ○ Conférence « L’Acte créatif », Galerie Cordier, Paris, 1961.
  • À l’infinitif / The White Box. New York : Cordier & Ekstrom, 1967 – notes sur l’inframince (ca 1934-1945).
  • Foucault, Michel.
  • Les Mots et les Choses. Paris : Gallimard, 1966.
  • La Volonté de savoir (Histoire de la sexualité I). Paris : Gallimard, 1976.
  • Latour, Bruno. Nous n’avons jamais été modernes : Essai d’anthropologie symétrique. Paris : La Découverte, 1991.